À propos de chevaux, d’hormones et d’enterrements

Patti Basler, fille de paysan du Fricktal, a quelque chose d’intimidant à première vue. Mais mis à part ses salves verbales ou ses instantanés qui visent toutes celles et tous ceux qui le méritent, vous n’avez rien à craindre. Dans l’entretien ci-dessous, elle reste fidèle à elle-même, sur scène et ailleurs.

Texte: Sara Steinmann; Photo: Mauro Mellone

Entretien avec Patti Basler (en allemand)

Patti, tu portes le même prénom qu’une ancienne joueuse de tennis de Bâle-Campagne. Je sais, cela fait bien longtemps, mais que penses-tu des joueuses de tennis professionnelles qui boivent chaque jour quatre à cinq litres de jus d’orange, qui ne dorment que cinq heures par nuit et qui ne pratiquent que le vélo en guise d’entraînement?
Patti Basler: Comme je ne joue pas au tennis, je ne me permettrais pas de remettre en question ou de critiquer les habitudes d’une joueuse de tennis. Et pour ce qui est du jus d’orange, je ne suis de toute manière pas la bonne personne. Je limiterais ma consommation de jus, car tôt ou tard, les dents en souffriront. Ce qui serait regrettable comme j’aime avoir du mordant.

Que penses-tu des gens qui suivent les conseils d’autrui, alors qu’il s’agit de recommandations qui sont manifestement à côté de la plaque?
Cela concerne hélas quasiment tout l’humanité, pas seulement Patty Schnyder. Les gens sont prêts à écouter un chef religieux, même si son discours paraîtra, objectivement parlant, dénué de sens. Je me suis dernièrement entretenu avec un catholique. À l’église catholique, les fidèles vont se confesser dans le confessionnal, le plus petit darkroom de la planète. Ils pensent ainsi obtenir l’absolution pour leurs péchés. D’autres achètent des certificats CO2 et se lavent ainsi de leurs péchés ou sautent depuis un clocher si on le leur dit. Nous faisons parfois de grosses bêtises parce que nous écoutons les autres. Le mieux serait probablement que tout le monde m’écoute.

Revenons-en au jus. Quel est ton jus préféré?
Je ne bois en principe pas de fluides corporels humains! Mais attention, je n’ai pas terminé ma phrase. Si déjà fluides corporels, alors ceux des animaux de rente. Un bon boudin, une glace au lait de vache, un fromage de chèvre. De plus, j’absorbe tout ce que je trouve chez moi ou dans les coulisses et qui doit être consommé.

Y a-t-il des jours où tu ne te sens pas du tout drôle, mais où tu dois malgré tout faire rire les autres? Comment gères-tu ces situations?
Ne pensez surtout pas que je vais vous révéler mes secrets. Je propose des cours sur le sujet. À vrai dire, je ne me sens jamais vraiment drôle. Ma tâche consiste à amuser le public ou à l’inciter à la réflexion. La satire n’est pas forcément drôle. C’est un miroir déformant de la réalité. Si on lit «satire» à l’envers en y ajoutant un v, on obtient «veritas» (lat. vérité). Évidemment, il y a des jours où je ne suis pas en forme. Au final, c’est comme partout: si tu as un mauvais amant, le résultat est décevant.

Comme artiste de cabaret, tu es face à un défi permanent. Comment gères-tu la pression mentale?
Quelle pression? Je suis une femme et donc parfaitement adaptée aux fortes pressions, p. ex. lors de l’accouchement. J’admets cependant ne pas ressentir des contractions au sens traditionnel du terme, je vis plutôt des accouchements cérébraux. En effet, rien ne marche sans pression dans le processus de création. Que ce soit un texte pour la scène ou un article de presse, je ressens des contractions expulsives. J’ai envie d’expulser mes idées. Comme mon cerveau fonctionne en permanence, la création artistique est un exutoire important pour moi.

Ton cerveau est ton muscle le plus important? Comment entraînes-tu ce muscle? Peut-on exercer la poésie par la parole?
Comme j’enseignais autrefois la biologie, je sais que le cerveau n’est pas un muscle, mais du tissu nerveux. Il est composé du cortex préfrontal, des lobes latéraux, de l’amygdale, de l’hypothalamus. Mais faut-il vraiment le passer en revue? Les tissus ressemblent à l’intestin. Et peut-être que chez certaines personnes, il y eu confusion entre les deux, si l’on considère ce qui ressort en haut et en bas...

Peut-on entraîner le cerveau?
Oui, on peut suivre un cours chez moi, car tout peut être entraîné. À l’origine, je suis enseignante et j’ai ensuite étudié les sciences de l’éducation. Je ne l’aurais pas fait si je ne croyais pas en la capacité de développement de l’être humain. Ou pour être plus précis, en la capacité de développement canalisée, c’est-à-dire la capacité d’apprentissage de l’être humain. Mais probablement qu’à la base, il faut un certain talent pour mon travail ou avoir un «don», c’est-à-dire quelque chose qui nous a été donné. Je ne parle pas forcément de compétence ou d’aptitude, mais plutôt de volonté ou même de devoir. La création artistique ne relève pas de la volonté, mais plus du devoir. Certains parleront de passion, de feu sacré, d’oisiveté, etc.

Comment as-tu découvert ce talent chez toi dans le Fricktal?
Nous vivions tellement à l’écart que je ne pouvais tout simplement pas me comparer à d’autres. Je pensais donc qu’il était normal d’écrire des poèmes à chaque occasion, je pensais que tout le monde le faisait. Ma surprise a été grande lorsque j’ai constaté que ce n’était pas la norme. Mais je ne l’ai vraiment réalisé qu’au moment où j’ai découvert à plus de 30 ans le slam poésie. J’ai assisté avec ma classe aux championnats du monde de langue allemande à Zurich. Je me suis dit qu’ils étaient forts, mais que n’importe qui pouvait rédiger et réciter un poème, comme je le faisais depuis le jardin d’enfant. Donc, si je suis capable de le faire, il ne me reste plus qu’à le faire. Il me paraissait plutôt surprenant que l’on considère cela comme un talent particulier.

Est-ce que tu mises sur le «brainfood»?
Je mange ce que je trouve dans les coulisses. Le plus souvent, une assiette froide avec des fruits, des noix, de la viande et du pain. Le choix est toujours vaste. J’essaie d’éviter si possible les achats. Même en ligne, je n’achète rien. Je suis économe, non pas pour des raisons idéologiques, mais par paresse. Acheter des habits une fois par année me suffit amplement.

Est-ce que chacun a la capacité de devenir un artiste de la poésie par le mot?
Bien sûr. Certains sont bons et d’autres moins, mais il faut aussi des mauvais. Lors des concours au sein de la famille du slam, l’ambiance est généralement bienveillante. Personne ne fait l’objet de moqueries, il est interdit d’huer les artistes, même quand il s’agit disons de personnes moins douées. Certains l’exercent comme un passe-temps sans jamais gagner. Je trouve ça fantastique. Notamment quand on n’a pas réussi la meilleure performance, on est content de voir que d’autres sont encore plus mauvais.

Faire bonne impression en public, avoir confiance en soi, savoir utiliser un langage, une tonalité ou une posture s’apprend. Mais qu’en est-il de la répartie et des idées?
Pour le slam poésie, il n’y a pas besoin de répartie. Tu écris un texte que tu peux préparer jusqu’à ce qu’il soit au point. Ensuite, tu présentes ton texte au public. Quant à la recherche d’idées, cela peut effectivement s’apprendre. Celui ou celle qui veut apprendre des trucs et astuces peut suivre mon cours qui s’intitule «Think outside of the box.» Par exemple par un changement de perspective. Supposons que nous voulons travailler sur un texte destiné à un journal personnel. Cela peut paraître ennuyeux. Nous adoptons donc une autre perspective, par exemple celle d’un téléphone portable. On pourrait par exemple écrire: «Toute la nuit, je suis couché à ses côtés. Pas dans le lit, mais à côté. Le matin, elle me caresse pour me réveiller, pendant des heures, sans cesse. Ensuite, elle me laisse m’endormir et je crie, je crie pour qu’elle me caresse à nouveau. Pour ensuite somnoler pendant neuf autres minutes. Et cela pendant une heure et demie. Mais au moins, je connais tous ses secrets.» C’est une technique très simple qui conduit à des résultats amusants.

Qu’en est-il de ta santé? Tu es plutôt homéopathie ou médecine classique?
Les globules homéopathiques ne sont pas ma tasse de thé. J’ai confiance dans la science. Hélas, j’ai tendance à la procrastination, c’est-à-dire à tout remettre au lendemain. Ce qui ne fonctionne évidemment pas lorsqu’il est question de santé. Là, il faut miser sur la prévention. Heureusement, je jouis de la santé d’un cheval de brasserie. En tant que fille de paysan, je n’allais chez le médecin que lorsque l’os dépassait la plaie de 50 cm et que j’avais déjà perdu au moins un litre de sang... Et j’allais bien sûr consulter le vétérinaire. Je reste fidèle à ce principe. Le Covid-19 suivi d’un covid long avec des trous de mémoire et des troubles de la parole est la pire chose qui me soit arrivée.

Dans ton métier, il est sûrement difficile de se fixer des limites. Est-ce que tu parviens à garder un bon équilibre entre travail et vie privée?
Ma tête travaille en permanence. Ça doit sortir, j’ai donc fait de mon diagnostic mon métier. Même si je sépare travail et vie privée, je reste dans la peau de mon personnage Patti Basler. Contrairement à d’autres artistes comme Lisa Eckart qui est brillante et le contraire de moi: elle crée une distance par le vouvoiement, par son apparente fragilité et son arrogance viennoise, et elle reste un personnage fictif, alors que moi je tutoie tout le monde, ce qui souligne mon côté terre-à-terre. Il me semble que celui ou celle qui doit équilibrer travail et vie privée n’a pas de vie au travail. Pourtant, c’est quand je suis sur scène, que j’entends les applaudissements du public et que je plaisante avec les fans que je vis le plus intensément. Ça stimule la sécrétion d’hormones telles que la dopamine, l’adrénaline, la sérotonine ou l’ocytocine J’ai particulièrement ressenti à quel point cela me manquait pendant le confinement.

Tu connais les deux publics: les téléspectateurs, mais aussi celui des petits théâtres. Lequel préfères-tu?
Les retours sur scène sont plus directs, la sécrétion d’hormones et le système de récompense sont immédiatement activés. Le public applaudit déjà par simple politesse, c’est tout simplement plus fun. On n’a pas besoin de compter le nombre de clics, de vérifier l’audience ou de lire les commentaires. Les détracteurs agissent en premier lieu en ligne, même s’ils n’ont jamais assisté à un spectacle. Il est hélas difficile de les corriger. Celui ou celle qui a apprécié un spectacle sera moins tenté/e de déposer un commentaire en ligne. Passer à la télévision fait partie de mon métier, même si c’est ce que j’aime le moins. Et je ne suis pas la seule dans mon cas. Lorsqu’on travaille face à la caméra, on ne sent pas le public.

Tu considères donc les apparitions à la télévision plus comme une obligation?
Ceux ou celles qui font de la satire politique veulent généralement passer dans les médias du service public. Ils sont indépendants et s’adressent à un large public. De plus, leurs émissions d’information livrent la matière première pour la satire. Il est également possible de s’imposer sur internet, à condition d’avoir assez de followers. Cela nécessite cependant un financement par la publicité ou le public. J’aimerais rester indépendante, et je suis bientôt trop vieille pour me présenter sur Tiktok. Il arrive que le slapstick et l’humour de masse d’humoristes d’âge mûr fassent le buzz. Mais plutôt sur des thèmes pas trop politiques. Et surtout pas sur ceux qui se rapportent à la Suisse.

En tant qu’artiste indépendante, il faut gérer son argent différemment, vu que l’on dispose d’une moins grande sécurité financière. Est-ce que tu économises pour tes vieux jours ou tu préfères le dépenser?
J’investis tous dans la drogue, les fêtes et les toyboys. Et dans le 3e, 4e et 5e pilier. Mais comme déjà indiqué dans l’entretien vidéo, je suis plutôt adepte de la sécurité financière.

Quels sont les sujets tabous?
Plus le sujet est sérieux et sensible, plus il faudrait en rire. J’adore l’humour britannique, même s’il est souvent trop sombre pour le public suisse. Prenons la fin du film «Monty Python’s Life of Brian» où des hommes crucifiés chantent en cœur «Always Look on the Bright Side of Life». C’est tout simplement génial de ne pas perdre le sens de l’humour, même face à la mort. Il n’y a pas de meilleur endroit qu’un enterrement pour se libérer l’esprit en riant. Si le pasteur raconte une blague ou quelque chose d’amusant, bien évidemment en faisant preuve de piété, cela aura plus d’effet que sur n’importe quelle scène. Le rire, l’humour, la création artistique servent aussi toujours à se moquer de la mort. Car celui ou celle qui rit aura moins peur. L’humour et l’espoir font vivre. Je souhaite simplement que ma dernière expectoration de mucus sur mon lit de mort soit suivie d’un dernier bon mot. C’est une manière réconfortante de se moquer de la finitude, un signe que l’on s’élève au-dessus de la vie et de la mort, que l’on en rit et que l’on crée, si la chance est au rendez-vous, quelque chose dont l’effet se prolongera au-delà de sa propre mort.

Portrait

Patti Basler a quelque chose d’intimidant. Pourtant, l’humoriste, auteure et slam poète, qui est née et a grandi dans une ferme à Zeihen dans le Fricktal argovien, poursuit une mission pacifique. Elle convainc par sa rapidité de réflexion, son talent linguistique exceptionnel et sa polyvalence. Outre divers autres engagements, elle rédige des instantanés dans l’émission «Arena» de SRF, elle apparaît lors de congrès ou manifestations d’entreprise, sur scène dans l’espace germanophone et s’est vu décerner en 2019 le «Salzburger Stier» et le «Prix Walo». En 2022, elle a été élue chroniqueuse suisse de l’année. À la fin février, Patti Basler a rédigé avec Lara Stoll une lettre ouverte au nom d’un collectif de femmes. Il s’agissait d’une réponse aux nombreuses demandes reçues de la part des médias sur la question de savoir pourquoi aucune femme n’avait été retenue pour succéder à l’émission de Dominic Deville. Elle contenait une vive critique des structures de la Radio télévision suisse (SRF).

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